À propos

Le temps de la maturation


Le musicien qui affirme avoir le temps pour lui passe pour chanceux dans un monde virevoltant de désir en désir et qui rend futile le bruit humain. Voilà pourtant l’affirmation d’un rythme personnel, d’un phrasé de vie, d’une conjugaison entre les nécessités et les plaisirs. Ce musicien patiente. Julien Gernay est de ceux qui patientent.
‘‘ Le sens de la vie c'est justement de s'amuser avec la vie
- Kundera -

Devant un verre de vin d’une jolie lumière huileuse, il n’attend rien et tout à la fois : l’espérance d’une caudalie sonore, d’un bouquet d’accords veloutés au détour de deux notes tapotées sur la table, qui sait ? Il reçoit ainsi son interlocuteur, écoutant et souriant. On lui parle de tradition musicale en songeant à demi-mot au terroir d’un pays sous le soleil, mais il refuse la distinction : ce sera la partition et la terre entremêlées. Arthur Rubinstein, Wilhelm Kempff, Emil Gilels, Sviatoslav Richter qu’il admire tant, traversent ainsi les cépages de ses émotions. Au Conservatoire de Paris, Michel Béroff, Christian Ivaldi, Jean-Claude Pennetier et Daria Hovora, ses professeurs, lui enseignent ce qu’il nomme le décodage approfondi de la musique. Il pensait au violon qu’il a pratiqué longtemps en professionnel, mais c’est finalement le piano qui s’est imposé au fil du temps, presque par hasard. Le va-et-vient entre les deux instruments s’est avéré plus que profitable pour le clavier car le jeu est désormais pensé dans la réminiscence du legato de l’archet. De la sorte, les intervalles entre les notes se chargent de saveurs pleines.

Julien Gernay a pratiqué cette double école instrumentale et revendique ce qu’il est devenu : un artisan. Un simple et éblouissant artisan, assurément, comme celui qui annote ses doigtés, dessine et produit de ses mains, tord le rameau du bout des doigts sans le casser ou bien enserre entre d’immenses vérins, les plis de bois qui composeront la ceinture du piano de concert. Tout est patience. Et nul ne s’aventurerait à statuer sur la valeur d’un cru à venir, d’un piano encore au polissage. Il faut attendre que la matière prenne forme pour que l’œuvre mûrisse sous le clavier, sous le chemin de la vigne. Tout est mesuré, rien n’est compté.

C’est bien le temps long qui imprègne l’univers sonore de Julien Gernay. Il repose sur les piliers du classicisme. Mozart, Beethoven, en premier lieu. Etre inventif, c’est être déjà rigoureux dans leur langage qui fonde le répertoire du piano, avant d’aller quérir d’autres lumières qui enivrent, celles des romantiques espagnols et russes, mais aussi de la création. La musique de chambre tient une place de choix avec le Trio Magellan et le duo que Julien Gernay forme avec le violoncelliste Dai Miyata. Elle impose de penser avec l’autre, dans un dialogue sans paroles. Tout n’est pourtant que partage.

Le temps des correspondances amoureuses


Un programme de concert ne se conçoit pas différemment d’une dégustation aux équilibres savants et subtils, régis par l’heure de la journée, l’humeur du moment, l’acoustique de la salle, la personnalité de l’instrument. Issu d’une famille de restaurateurs, Julien Gernay le reconnaît : « chaque jour presque, je joue et je déguste musiques et vins. Les deux activités sont indissociables et se confondent. Il arrive qu’elles provoquent une onde de choc inouïe ». Pour ce faire, il faut entrer en soi-même, se laisser surprendre par la profondeur des sensations, au-delà des notes et des tanins. De quelle manière poser les doigts sur les touches ? De quelle manière jouer avec les arômes de la note, ces harmoniques qui se perdent et sur lesquels, pourtant, il faut prendre appui, une fraction de seconde, pour que le récit ne s’interrompe pas. En somme, emprisonner dans l’espace ce qui, aussitôt émis, appartient déjà au souvenir.
Le pianiste avoue n’avoir que peu de lien avec l’image et devant le clavier, ou un verre à la main, ne pas visualiser le décor d’une histoire. C’est elle qui le conviera. Dans l’instant, il observe des formes sonores, un déplacement d’ondes, des éthers, des promesses. L’intellect et le sensible se rejoignent et s’agrègent. Les correspondances se propagent dans le corps et deviennent évidences.
Cela fait des années que Julien Gernay songe au projet Vinophony. Le voici interrogeant ses amis viticulteurs qui possèdent une profonde perception de la musique. La beauté est dénudée sans la vérité. Le voici, enfin, devant le public qui n’imagine pas le prodigieux travail réalisé, les heures passées devant le piano. Le son fini se dévoile comme se respire un vin accompli. Devant la partition, au moment de la mise en bouteille, la médiocrité n’est pas acceptable.
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